Naissance, organisation et évolution
Avant d’en arriver à sa création, consacrée par le fameux arrêté du 7 Frimaire An VIII (28 novembre 1799) qui organise la garde des consuls, il nous faut préciser ce qu’on entend par « musique de régiment » et quel en fut la genèse dans l’armée française.
La présence d’instruments de musique au sein des troupes est antédiluvienne. Il s’agit à l’origine seulement de percussions (tambours), voire de fifres dont le rôle est de signaler à la troupe les ordres donnés et de les accompagner en rythme. Il y eut bien entendu des exceptions : les troupes de la Maison du Roi comportaient des hautbois dès le 17e siècle. On relate aussi nombre d’anecdotes où des officiers ont fait venir des musiciens en campagne pour leur plaisir.
Comme souvent cette pratique s’est généralisée petit à petit. Officieusement de plus en plus de régiments ont ainsi disposé d’une musique instrumentale bien séparée de la masse des tambours (et des fifres). Ces derniers étaient des militaires au même titre que la troupe. Regroupés, ils étaient sous les ordres d’un autre militaire, le « tambour-major ».
La musique elle, était composée d’artistes musiciens qui prenaient un engagement dont ils pouvaient se délier à tout moment en démissionnant. Ils étaient dirigés par un « chef de musique » relevant du même statut. Le régiment leur versait des « gages » d’où le terme bien connu de « gagistes » qu’on retrouve tout au long du 18e siècle et d’une partie du 19e.
Dès 1762, les gardes françaises et suisses ainsi que les grenadiers de France disposaient, par ordonnance d’une musique. Pour les gardes françaises et suisses elle se composait de seize instrumentistes (4 bassons, 4 hautbois, 4 clarinettes et 4 cors de chasse), pour les grenadiers de 12 seulement avec une répartition instrumentale comparable.
Il faut attendre l’ordonnance du 12 juillet 1780 pour trouver mention d’une musique pour les régiments d’infanterie. Celle-ci était de 8 musiciens, dont un chef de musique. Cet effectif de 8 restera la règle officielle pendant toute la durée de la période qui nous intéresse.
Est-ce à dire qu’il n’existait pas de musique dans les régiments avant le 1780 ? Non, bien entendu, comme souvent le règlement ne faisait qu’entériner, timidement, une pratique qui avait court depuis les années 1760, probablement à l’imitation des gardes françaises et suisses.
Lorsque la révolution éclata en 1789, la musique des gardes françaises était suffisamment conséquente pour avoir en son dépôt quarante-cinq instrumentistes. Ceux-ci furent transférés au service de la garde nationale de Paris qui augmenta leur nombre jusqu’à soixante-dix. Cet effectif conséquent de justifiait par leur présence à toutes les grandes célébrations révolutionnaires.
En janvier 1792, la garde nationale soldée ayant été dissoute, ces musiciens furent organisés en une école de musique gratuite sous le nom d’Institut National. Cet établissement put ainsi fournir des instrumentistes pour tous les corps de l’armée tout en continuant à être présent aux célébrations organisées par la Convention.
Par une loi du 16 thermidor An III, il fut décidé qu’il se réunirait à la ci-devant école royale de chant et prendrait le nom de « conservatoire national de musique ». L’article 15 de cette loi précisait : « Le conservatoire fournit tous les jours un corps de musiciens pour le service de la garde nationale près le corps législatif. ».
C’est là, la première mention de musiciens qui aient été affectés à la « garde du corps législatif », une des unités ancêtres de la garde des consuls. Il est probable que cette loi ne faisait que confirmer une pratique qui avait déjà cours.
Nous savons que cet ensemble était de trente-deux musiciens, organisés en deux corps, chacun se composant comme suit :
6 clarinettes 1 flûte 2 cors 1 trompette 3 bassons 1 serpent 1 cymbalier 1 grosse caisse
À cette garde chargée de la protection du corps législatif, on ajouta, après la chute de la convention robespierriste, une garde de l’exécutif. Le directoire, décida par la constitution de l’an III de se doter lui aussi d’une telle unité. C’est la future réunion de ces deux gardes auxquelles s’ajouteraient les guides de Bonaparte qui allait former la future « garde des consuls ».
Le 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795), la convention finissante avait organisé une « légion de police générale » augmentant les forces à sa disposition dans Paris. Créée en fait à la veille de l’insurrection de vendémiaire qui avait permis à Bonaparte de se distinguer, elle fut épurée par ses soins. À la fin avril 1796, il est décidé de l’envoyer aux armées, ce qui causa une mutinerie au sein de celle-ci et par conséquent, sa dissolution.
Or dès ce mois d’avril 1796, une garde provisoire avait été attachée au directoire. Un arrêté en date du 14 thermidor an 4 (1er août 1796) indiquait que
« Le Directoire Exécutif considérant qu’au moment de l’organisation de sa garde provisoire, il n’a point été attaché de musique pour son service, attendu que celle de la ci-devant légion de police venait régulièrement à la garde montante et que depuis le licenciement de ladite légion, cette même musique a continué son service près la garde du Directoire avec une solde provisoire qu’il convient de régler définitivement » (SHD XAA-3)
L’article 1er de cet arrêté précisait que les musiciens de la légion, au nombre de quarante sont conservés. Le 2e indiquait par contre que la musique de la garde du Directoire aurait un effectif limité à trente-deux et que, par conséquent, les remplacements éventuels ne se feraient qu’à partir du moment où le nombre serait en deçà de ce chiffre.
Ce n’est finalement que le 3 thermidor an V (21 juillet 1797), qu’une loi organisa officiellement la garde du Directoire et en fixa la composition. Étonnamment, ce texte oubliait la musique !
Ce fut par une « loi additionnelle » en date du 2 frimaire an VI (22 novembre 1797) que la musique fut formellement reconnue en l’article 3 :
« Il sera attaché à la garde du Directoire Exécutif, trente-deux musiciens dont un chef » (SHD XAA-3). L’article 4 précisait même que « la solde et le traitement des musiciens seront les mêmes que pour la musique des grenadiers du corps législatif » (SHD XAA-3).
Un arrêté en date du 14 pluviôse an VI (2 février 1798) nous informait à son article 14 que « Le Directoire Exécutif confirme la nomination précédemment faite des vingt-six musiciens existants de la garde et pour en porter le nombre à celui de trente-deux fixé par la dernière loi il nomme les citoyens… (suivent les noms de six nouveaux musiciens). » (SHD XAA-3)
En effet, un arrêté du 24 ventôse an V (14 mars 1797) détaillait 27 noms, ce qui nous permet de connaître la composition de cette musique :
10 clarinettes 2 flutes 1 trombone 1 trompette 4 cors 5 bassons 1 serpent 2 cymbaliers 1 grosse caisse
(SHD XAA-3 et « Histoire de l’Ex-Garde »)
Lors de la constitution de la garde des consuls, il y avait donc, à disposition, sur le papier un total de 64 musiciens, 32 provenant de la garde du Corps Législatif et 32 de la garde du Directoire Exécutif.
Un document préparatoire à l’organisation de la garde des consuls qui se trouve au SHD (XAC-1) précise que sur les 48 musiciens plus un chef et un sous-chef de musique « il y aura à nommer…1 chef musicien, 17 musiciens ». Il ne restait donc que 30 hommes disponibles.
Le registre du corps des grenadiers (SHD 20YC-5) comporte 52 noms dont 18 sont indiqués comme démissionnaires sans mention de date et 3 quittant le corps en février 1800. Ceci correspond effectivement à un homme près à l’effectif qu’on peut déduire du travail préparatoire d’organisation.
Le 21 janvier 1800, 18 nouveaux musiciens furent recrutés, suivis en mars par 14 autres et 7 encore avant la fin de l’année 1800.
En l’An IX, la composition ne fut pas changée. À partir de l’An X l’effectif passa à quarante-six musiciens et un chef. C’est cet effectif théorique qui sera maintenu sur le papier jusqu’à l’abdication de 1814.
Quelle fut la composition de la musique de la garde des consuls, puis de la garde impériale ? Kastner dans son « manuel général de musique militaire » donne un état qui a été généralement repris depuis par différents auteurs (page 170) :
12 clarinettes en ut 2 petites clarinettes en fa 2 petites flutes en fa 4 hautbois 4 bassons 4 cors 2 trompettes 2 trombones 2 serpents Grosse caisse Caisse roulante 2 paires de cymbales Pavillon chinois
Total = 39
Il indique à la page suivante une autre composition :
16 clarinettes en ut 1 petite clarinette en mi bémol 1 petite flute 4 cors 2 trompettes 4 bassons 3 trombones 2 serpents 1 buccin Grosse caisse 2 cymbaliers 1 caisse roulante 2 caisses claires 2 pavillons chinois 1 triangle
Total = 43
Il cite comme une de ses sources pour cela, M. Vogt , professeur de musique au conservatoire de Strasbourg « qui a servi pendant dix années environ dans la musique des grenadiers à pied de la garde consulaire, devenue ensuite garde impériale ».
Nous ne disposons en effet d’aucune archive nous donnant la composition de la musique en termes de répartition des instruments, ce qui peut s’expliquer par la polyvalence de plusieurs musiciens et les exigences spécifiques de certaines exécutions.
Au licenciement du corps en 1815, un état des instruments hors de service, versés à la garde royale et disparus avec les musiciens ayant déserté nous donne :
10 clarinettes 4 cors 3 bassons 2 serpents 2 trompettes 2 trombones 1 hautbois 1 flûte 2 paires de cymbales 1 chinois 1 caisse à timbre 1 grosse caisse
Total = 30
Les autres sources possibles pour déterminer la composition de la musique sont les séries de petits soldats d’Alsace. La collection Boersch, la seule réellement contemporaine ne semble pas avoir comporté de musique pour les grenadiers à pied (source : catalogue de la vente de la collection Boersch, le 10 mars 1971 à Angers).
La collection Schmidt que nous avons pu consulter comporte deux musiques, l’une réalisée par « Schmidt père », l’autre par « Schmidt fils ». La plus ancienne a 26 musiciens :
4 clarinettes 4 cors 2 hautbois 2 trompettes 1 serpent 1 trombone 1 petit cor 1 caisse roulante 1 tambour de cuivre 1 tambour de basques 1 flute 2 paires de cymbales 2 triangles 2 chinois
En fait son effectif est très semblable aux autres musiques d’infanterie. Or la musique des grenadiers était une vraie exception au sein de l’armée par son importance.
La collection Nicker qui illustre cet article est censée représenter la musique à son apogée, en 1810-1811.
Elle a un effectif plausible et donne même le nom de certains instrumentistes :
Chef de musique – petite clarinette 6 trombones 10 clarinettes 2 hautbois 1 trompette 1 trompette basse Cornet Soprano Petite flute Flute tierce 6 cors 1 Bucson (trombone) 4 ophicléides 1 alto 2 serpents 2 bassons 2 bassons russes (ou ophicléides) 1 caisse roulante 2 tambours de basque 1 triangle 2 caisses claires 2 paires de cymbales 2 chinois 1 grosse caisse
Total = 54
Si on retranche de celle-ci les instruments anachroniques : les ophicléides et les bassons russes, on est à 48 instrumentistes, soit seulement un de plus que l’effectif théorique. Ce musicien « surnuméraire » est probablement un chapeau chinois que les collections alsaciennes « doublent » toujours alors qu’en pratique il n’y en avait qu’un.
La collection Nicker est conservée dans une reliure qui indique comme lieu Strasbourg et comme date, 1846. Si en général, cette collection cite comme source « l’histoire de l’ex-garde » ou bien s’inspire d’autres collections ou de planches connues de cette époque, certaines informations lui sont uniques. C’est le cas pour les noms des instrumentistes de la garde et il est probable que la source ait été M.Vogt que nous avons mentionné plus haut.
En 1812, la musique des grenadiers part pour la Russie. Le registre donne hélas un triste décompte puisque ce sont 22 musiciens qui sont indiqués comme « resté en arrière, présumé prisonnier ». Le premier à disparaître le fut à la date du 1er décembre 1812, soit après le passage de la Bérézina. La majorité sont indiqués comme manquants entre le 8 et le 12 décembre 1812 soit au moment de l’arrivée et du séjour à Vilnius. En supposant qu’à l’ouverture de la campagne la musique ait été à son complet de 47, elle n’aligne donc plus que 25 musiciens.
En 1813, 19 musiciens furent recrutés et à l’exception d’un seul démissionnaire en avril 1813, la musique retrouva donc un effectif proche de ce qu’il est censé être, soit 43.
En 1814, après l’abdication de l’empereur, les grenadiers de la garde impériale devinrent le « corps royal des grenadiers de France ». La restauration qui porte bien son nom en revenait aux habitudes d’avant 1789 et l’ordonnance d’organisation du 9 juin 1814 précisait que la musique sera de « 16 musiciens dont 1 chef » (SHD XAC-1). À cet effet une revue eut lieu le 1er juillet 1814 à Fontainebleau et sur l’état rédigé par l’inspecteur aux revues Jean-Baptiste Barte on peut y lire que l’effectif de la musique des grenadiers est de 32 musiciens dont 25 présents et que 13 doivent être congédiés.
En partant pour l’île d’Elbe, Napoléon ne prit avec lui aucun musicien. Il en organisa toutefois une sur place. Ce curieux épisode est relaté en détail dans « l’histoire de l’ex-Garde ». Il s’attacha les services du maître de musique du théâtre de La Scala de Milan, Godiano. Après quelques péripéties dans le recrutement et l’organisation, cet ensemble entièrement composé de Génois et de Milanais donna enfin satisfaction au souverain et il fut intégré au « bataillon Napoléon ». Au contrôle du 1er janvier 1815, cette musique se composait d’un chef, d’un sous-chef et de sept musiciens. Toutefois, ils ne suivirent pas l’Empereur lors de son retour en France.
Ce furent en effet les musiciens de l’ex-corps royal de grenadiers de France, au nombre de 17, qui composèrent le noyau de la nouvelle musique de la garde. L’effectif théorique était de nouveau probablement de 47, puisqu’on trouve lors du licenciement en magasin 46 habits de musiciens…mais seulement 32 chapeaux de musiciens. Compte tenu par ailleurs de l’inventaire des instruments de musique (voir ci-dessus) qui donne un total de 30, on peut supposer que la musique des grenadiers à pied de la garde lors des cent-jours était d’une trentaine.
Contrairement à la « troupe », les musiciens étaient des gagistes libres de rompre leur contrat à tout moment. Le fait que près de 40% aient choisi cette voie à un moment de leur carrière est la preuve que cette pratique était courante.
Combien gagnaient ces musiciens ?
Le chef de musique avait une solde de 5 francs par jour, ce qui le mettait en dessous d’un lieutenant en second des grenadiers (5,83 francs) mais bien au-dessus d’un sergent-major (2,67 francs) dont il portait les insignes de grade !
Le simple musicien touchait 2,22 francs par jour, tout comme un maître ouvrier régimentaire ou un sergent. Contrairement à ce qui se passait dans la garde du Directoire, non seulement la musique (partitions) était fournie, mais aussi les instruments (qu’ils devaient sous le Directoire se procurer). À cela s’ajoutait évidemment l’uniforme et probablement pour certains le logement. Il est évidemment difficile d’effectuer des comparaisons, mais un domestique devait gagner à Paris autour d’un franc par jour. La situation était clairement meilleure pour les musiciens que lorsque Kellermann avait rédigé son rapport pour le Directoire.
Yves Martin - Droits réservés - Editions Epopées