Quelle est la fiabilité du manuscrit «Camp de Dresde» ?
Devant chaque iconographie représentant un soldat, il faut se poser certaines questions.
Quel était son rôle au sein de l’armée ? Qui était l'artiste auteur de cette œuvre et quels objectifs avait-il en la réalisant ? Pour qui travaillait-il et quelles étaient leurs exigences ? Dans quel contexte technique et intellectuel évoluait-il ? Comment travaillait-il ? Était-ce à partir de notes prises de visu, traduites par la suite en peintures ?
Le manuscrit du camp de Dresde fut dessiné par un témoin oculaire. Son auteur n’est en cela pas différent de Kolbe, responsable du manuscrit d’Otto, des frères Hendschel ou de Samuel Hahlo. Plusieurs sources primaires furent réalisées par des soldats eux-mêmes. Celles-ci ont tendance à être plus fiables que celles produites par des artistes de profession. Les militaires, d’évidence comprenaient ce qu'ils observaient. Par contre leur manque éventuel de talent artistique pouvait conduire à des documents plus difficiles à apprécier, voire interpréter
En effet, Zimmerman, Suhr, Berka, et d’autres sources similaires, peuvent conduire à de grossières incompréhensions pour certains détails importants, en raison du manque de compétences techniques de l'artiste. Les sources manuscrites réellement contemporaines sont rares, et beaucoup comme Suhr ne sont en général connues que par des interprétations postérieures. C’est le cas pour plusieurs images tirées du manuscrit du Camp de Dresde au travers de copies réalisées par Charles Brun et JOB.
En tant qu'historiens chargés et de critiquer et d’évaluer, nous devons également prendre en compte le fait que ces observateurs ne comprenaient pas toujours ce qu'ils voyaient ou pensaient voir. Il ne s’agit pas ici de photographies, mais d’œuvres d'art très subjectives réalisées après les faits, à moins que nous ne traitions de portraits « posés ».
Entre 2004 et 2012, le neuroscientifique John Coates a mené des recherches sur la mémoire. L'étude a révélé que ce qui est enregistré par la mémoire est ce que l'on croit qu’il est arrivé plutôt que ce qui s'est réellement passé. Cet effet est appelé «fausse mémoire».
La fausse mémoire (plutôt que la cause de la fausse mémoire) est un phénomène connu depuis un certain temps. Il est aggravé par l’enregistrement de souvenirs de ce qu'on pense a dû se produire. La mémoire peut être contaminée par des informations erronées auxquelles les gens ont été exposés après avoir été témoins d'un événement. Un artiste peignant après coup, même s'il travaille à partir de notes, pourrait bien être victime de « fausse mémoire ». Bon nombre des détails uniques présentés dans le manuscrit du camp de Dresde ont été élaborés à partir de notes tirées d’observations oculaires puis formalisées sous forme d’images. Dans un tel processus de réalisation picturale à partir de notes de travail, un effet de «fausse mémoire» amenant à des erreurs sur certains détails est tout à fait possible.
Il faut donc confronter ce que l’artiste a montré avec d’autres sources d’information. Nous ne pouvons pas prendre pour comptant ce que le manuscrit du Camp de Dresde sans le corroborer avec des sources indépendantes, écrites à l'époque. Un gisement d’informations, encore largement inexploité par la grande majorité des chercheurs et historiens pour comprendre l'ère napoléonienne en général, se trouve dans les boîtes d'archives régimentaires conservées au service historique de la défense (SHD). Ces sources présentent des données empiriques sans grand parti pris à partir desquelles nous pouvons reconstruire la vie quotidienne d'un régiment, les hommes, les officiers et même parfois le détail des tenues et équipements utilisés.
Les données empiriques telles que définies par l'école historique des Annales doivent provenir de documents, être factuelles voire quantifiables. Pour cette étude ce sont :
Par exemple, l’auteur du manuscrit du Camp de Dresde nous montre des régiments de cuirassiers portant des pantalons gris. Après examen des archives du SHD pour chaque régiment de cavalerie pour la période 1811-1815, nous avons trouvé que le 10e Cuirassiers dans le cadre de la préparation de la campagne de Russie, a remplacé ses coûteuses culottes de peau par des pantalons en toile grise. Ainsi 760 pantalons avaient coûté 10 640 francs en 1812, 154 francs avaient été dépensés à cet effet pour en acheter 11 et un seul avait été acheté en 1814 pour un prix de 14 francs. Ils ne s’agissait pas de surculottes (pantalon porté sur les culottes) mais bien d’effets décrits comme « non réglementaires » fabriqués à partir de toile grise avec un renfort de cuir noir à l’entre-jambe, sans boutonnage sur l’extérieur de la jambe. De effets de même type en toile grise renforcée avec du cuir ont été utilisés par les 2e , 3e, 5e, 9e, 12e et 13e cuirassiers. Le manuscrit du Camp de de Dresde montre clairement de tels pantalons ce qui démontré la fiabilité du manuscrit, au moins sur ce point.
Le manuscrit montre par ailleurs l'utilisation de cordons pour les shakos.
Après avoir effectué des recherches au SHD sur tous les régiments de l’infanterie de ligne entre 1811 et 1815, on a pu y découvrir que le 37e de ligne avait 77 paires de cordons de shako. Le 11e de Ligne possédait 1 jeu de cordons de shako de grenadier, alors qu’un tel ornement avait été, en théorie aboli en 1810 ! Le même régiment avait encore 43 cordons pour des shakos de voltigeurs en 1814. Le 116e possédait 300 cordons de shako rouge. Trois régiments sur les 133 régiments d'infanterie de ligne existants avaient encore ainsi des cordons de schako. Il n'est donc pas impossible que d'autres aient pu être utilisés à l'été 1814, mais l’usage n’en était certes pas courant.
Le manuscrit montre des sous-officiers avec dragonne tressées rouge et or. Or les archives rapportent que 3 dragonnes pour sous-officiers ont été livrés aux compagnies de grenadiers des 1e et 3e bataillon du 10e de Ligne en 1814. Le 72e de Ligne possédait 48 dragonnes pour caporaux, 45 pour les sergents en 1814. Ces objets ont donc bien existé, ainsi que montré par l'auteur du manuscrit, mais ils étaient incroyablement rares. Seuls deux régiments sur 133 avaient de tels effets. Les recherches montrent également que 41 régiments portaient des habits longs à l'été 1814 et souvent pas un seul habit conforme au règlement Bardin. Ce qui représente 32% de l'armée.
Dans l'ensemble, le manuscrit du camp de Dresde montre l'armée française telle qu'elle était à l'été 1813. Le manuscrit ne nous permet pas d’affirmer que tous les officiers d’infanterie avaient des dragonnes, ni que les shakos étaient ornés de cordons. Qu’une poignée de régiments ait eu ces effets non réglementaires et que le manuscrit du camp de Dresde nous les montre ne signifie pas que chaque régiment avait ces articles. En fait les archives prouvent catégoriquement que les cordons de shako, les épaulettes et dragonnes pour les sous-officiers restaient d’une utilisation rare, voire exceptionnelle ! Le manuscrit est cependant une excellente image de certains régiments à l’été 1813, mais pas de chacun. En ce sens il nous montre la Grande Armée dans toute sa diversité en campagne.